J’écoutais sur France Culture David Colon, enseignant à Sciences Po, parler des graves menaces que font peser sur les démocraties (les rares qui subsistent…) les campagnes de désinformation en ligne notamment celles provenant de Russie. A un moment, comme solution, celui-ci propose la mise en place d’un label pour les journalistes. Et là, j’ai eu comme un larsen qui m’a ramenée à la fâcheuse question de la certification Qualiopi pour les organismes de formation. A l’époque, j’avais rédigé un texte à ce propos > ici.
Un peu contrariée par cette suggestion de Label, j’ai souhaité approfondir et clarifier le sujet. J’ai mené ma petite enquête, quitte à être très contrariée au final. Je vous en livre quelques fragments.
L’idée de créer un label de type ISO pour les journalistes, dans le but de lutter contre la désinformation est apparemment pertinente mais suscite pourtant des réserves. L’histoire du journalisme nous montre que ses grandes figures – comme Albert Londres, dont le nom est associé à un prix prestigieux – n’avaient pas besoin de certification pour imposer leur analyse. Le journalisme repose d’abord sur une démarche, une éthique, une liberté d’enquêter difficilement traduisibles en normes industrielles.
La tentation de standardiser l’information par des labels part d’une intention louable : rassurer le public, distinguer les sources fiables, limiter l’impact des fausses nouvelles. Mais elle comporte plusieurs effets pervers. D’abord, elle peut réduire la confiance à une conformité aux règles, à des cases à cocher. Cela revient à déléguer le jugement à une autorité « garante de la vérité », au lieu de cultiver l’esprit critique du public. Un tel système repose sur une vision descendante de l’information : les « bons » médias parleraient d’en haut, pendant que les internautes, soupçonnés de crédulité ou d’esprit complotiste, devraient suivre les recommandations.
Deux initiatives illustrent cette tendance. Le Décodex, outil lancé par Le Monde en 2017, classe les sites selon leur fiabilité à l’aide d’un code couleur. Il vise à orienter les lecteurs, mais a été critiqué pour son opacité méthodologique et pour le risque de disqualifier des médias alternatifs ou critiques. La Journalism Trust Initiative, portée par Reporters sans frontières, pousse plus loin encore cette logique de labellisation en proposant une certification proche des normes ISO. Elle repose sur des critères liés à la transparence, la vérification et la déontologie, que les médias peuvent s’engager à respecter pour gagner en « crédibilité ».
Ces outils traduisent une volonté de réaffirmer des standards face à un écosystème numérique éclaté. Mais comme le soulignent les chercheurs Marie-Noëlle Doutreix et Lionel Barbe, ils risquent aussi de renforcer une forme de monopole symbolique de l’information « légitime ». Loin de valoriser la diversité des pratiques journalistiques, ils tendent à imposer une définition unique de ce qu’est un « bon média », souvent au détriment des initiatives critiques, indépendantes, ou issues de mouvements sociaux. En cela, ils participent à une recentralisation de la parole médiatique au moment même où elle devrait s’ouvrir.
Ce souci de normalisation oublie aussi que le journalisme a toujours été traversé par des écrivains et des intellectuels qui ont marqué la presse sans en avoir le titre. Zola, avec J’accuse…! dans L’Aurore, Camus, à la tête du journal Combat, ou Gide, avec ses récits critiques de voyage, ont écrit des textes à la fois littéraires, politiques et profondément journalistiques. Leur autorité ne venait pas d’une certification, mais de la force de leur regard, de la clarté de leur engagement et de leur responsabilité publique. Ces exemples rappellent que le journalisme est aussi un espace d’écriture et de courage, qui dépasse les cadres professionnels. Je pense également aux nombreux articles rédigés par des écrivains anglo-saxon célèbres que j’ai lus récemment dans la collection America. Des textes qui relatent l’es phénomènes d’évolution de la société américaine avec une grande acuité.
Enfin, ces démarches de labellisation ignorent souvent le fait que de nombreux internautes développent déjà des compétences d’analyse, de comparaison des sources et de discussion collective. Plutôt que de construire des barrières d’accès à l’information fondées sur des labels, il serait sans doute plus utile de renforcer la culture critique, d’encourager la pluralité des voix et de redonner aux journalistes les moyens de travailler dans des conditions réellement indépendantes.
La lutte contre la désinformation ne peut se résumer à un tampon de fiabilité…lequel est souvent perverti et se discrédite au fil du temps (voir la grosse blague du label HVE). Elle suppose un engagement plus profond pour la liberté d’enquête, l’éducation au discernement, et une confiance réciproque entre ceux qui informent et ceux qui lisent.
Liens :
France Culture : Cyberattaques russes : quelle menace pour l’Europe ?
Marie-Noëlle Doutreix et Lionel Barbe : Légitimer et disqualifier : les Fake News saisies comme opportunité de normalisation du champ journalistique